Comme la misère sur le dos du pauvre monde | VIVA MÉDIA Skip to main content

Après des années de vaches maigres, je peux enfin dire que je gagne bien ma vie. Je l’ai compris le jour où j’ai réalisé que je ne survivais plus de paie en paie. Le matin à mon réveil, je n’ouvre plus mon compte bancaire pour refaire inlassablement les mêmes calculs comme si durant la nuit étaient apparus quelques miraculeux sous.

À l’épicerie, je peux enfin ajouter des denrées à mon panier sans me soumettre à une gymnastique mentale dans laquelle le prix de chaque article est calculé en espérant ne pas vivre l’humiliation de devoir abandonner quelques trucs à la caisse.

Depuis quelques années, je peux enfin respirer.

Malgré tout, il y a toujours une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je sais que la misère n’est jamais loin. Elle est toujours là, tout près guettant le moindre faux pas pour s’accrocher sur le dos du pauvre monde. Elle est si sournoise la misère. Elle attend dans l’ombre du bonheur, prête à surgir sans avertissement.

J’ai appris avec le temps à berner la misère. Je suis devenue une experte pour la déjouer, pour l’éviter. Elle est là, dans chaque rangée à l’épicerie, dans chaque imprévu, dans chacune des augmentations encaissées. Elle me nargue, je valse avec elle, j’ai le contrôle.

Ça va, je gagne bien ma vie.

Pourtant, elle ne quitte pas mes pensées. Elle est là, partout autour de moi. Elle est dans les yeux de la mère de famille que je croise dans l’allée des pains. Elle est dans le cœur de cette mère qui devant les couches à la pharmacie espère qu’une boîte suffira jusqu’à sa prochaine paie. Elle est sur les réseaux sociaux, dans les nombreuses publications demandant une aide alimentaire. Elle flotte dans le silence de ceux qui n’osent pas demander de l’aide.

Elle est partout, la misère.

Pas une seule journée ne s’éteint sans que je pense à tous ceux qui travaillent à la sueur de leur front pour un salaire qui ne permet pas d’accuser les augmentations qui fusent de partout.

Parviendront-ils encore longtemps à garder la tête hors de l’eau? Combien de temps, devront-ils calculer cent fois plutôt la monnaie au fond de leur poche?

Devoir choisir entre un pain ou du lait quelle tristesse lorsqu’on y pense!

Je gagne bien ma vie. Sur cette échelle sur laquelle on évalue sans nuance la classe sociale des gens, je suis dans la moyenne. Les temps difficiles ne m’épargnent pas, mais je ne suis pas sans ressource contrairement à trop de gens.

Au fait mère monoparentale, comment vas-tu? Manges-tu à ta faim ou te nourris-tu de tes larmes salées pour que tes enfants aient le ventre plein? Et toi, père de famille, qui soupires le matin seul dans ta voiture comment apprivoises-tu les fins de mois? Tu tiens le coup? Et, vous belle dame, qui avez jadis cuisiné pour de grandes tablées, vieillissez-vous en douceur ? Humez-vous encore la bonne odeur de tarte aux pommes qui cuit dans votre four ou est-ce devenu un vague souvenir?

Nous tiendrons le coup comme nous l’avons toujours fait. Nous serons ingénieux, créatifs et solidaires comme nous l’avons toujours été. Nous sommes forts et résilients. Nous sommes d’excellents danseurs et nous valserons avec la misère jusqu’à ne plus sentir nos pieds.

Mélanie Calvé

Journaliste

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